Philippe Mouratoglou
Visions fugitives
Comment mieux décrire l’art et la manière de Philippe Mouratoglou qu’en reprenant (au pluriel !) le très bel intitulé de son propre label, pour évoquer l’étonnante faculté que possède le guitariste de passer d’un monde à l’autre ? Après un album consacré à Fernando Sor (paru ce printemps), Philippe planche déjà sur un nouveau répertoire en trio, taquinant alternativement écriture et improvisation, cordes acier et cordes nylon, rigueur classique et esprit blues. Avec brio.
Philippe, ton label s’appelle “Vision Fugitive”. De plus, les livrets de tes CD sont agrémentés de nombreuses illustrations (dessins, peintures…). Peux-tu nous parler de l’aspect “visuel” qui habille tes productions et du rapport musique / image (ou audition / vision), qui semble très important pour toi ?
Avec les deux autres co-créateurs de ce label – le clarinettiste Jean-Marc Foltz et le graphiste Philippe Ghielmetti -, nous étions d’accord dès le départ sur le fait que faire des disques aujourd’hui n’a de sens que dans la mesure où l’on propose de beaux objets, qui apportent une vraie valeur ajoutée par rapport à un simple téléchargement de musique. Une grande attention est donc portée à l’aspect graphique : Emmanuel Guibert, auteur de plusieurs chefs-d’oeuvre de la bande dessinée (La Guerre d’Alan, Le Photographe…), nous fait le grand bonheur de dessiner toutes nos pochettes. Chaque disque contient un livret indépendant et conséquent qui peut illustrer la musique par des documents d’époque, proposer un texte de présentation, ou encore être un objet purement graphique. Enfin, la touche finale est apportée par Philippe Ghielmetti, qui a un style très personnel en tant que graphiste et contribue grandement à l’identité visuelle de Vision Fugitive. Mais c’est bien sûr la musique qui reste au centre de toute l’affaire !
Quelles sont les grandes rencontres pédagogiques et musicales qui ont marqué ton parcours de musicien et de guitariste ?
Mes grandes rencontres pédagogiques sont au nombre de trois. Tout d’abord Wim Hoogewerf, qui m’a fait découvrir la guitare classique (alors que je voulais plutôt jouer Lou Reed ou AC/DC…). C’est grâce à lui, probablement parce que j’étais émerveillé par sa sonorité, que je suis tombé amoureux de cet instrument. Dès lors, la guitare classique ne m’a plus quitté. Ensuite, il y a eu Roland Dyens, avec qui j’ai fait deux stages et pris quelques cours pendant un peu plus d’un an. C’est le professeur avec lequel j’ai travaillé le moins longtemps et c’est avant tout sa grande ouverture d’esprit – plutôt rare dans le milieu de la guitare classique – qui m’a marqué. Enfin, Pablo Marquez, avec qui j’ai travaillé cinq ans et dont j’ai été l’assistant au CNR de Strasbourg, une rencontre décisive qui est un exemple d’absolue exigence musicale, à l’image des grands maîtres que sont Martha Argerich, Claudio Arrau, Sviatoslav Richter, Carlos Kleiber, etc. Quant aux rencontres musicales, il faudrait citer beaucoup de monde : la soprano Ariane Wohlhuter, avec qui j’ai enregistré deux disques (on apprend beaucoup de choses en accompagnant le chant!), Jean-Marc Foltz, Bruno Chevillon, Ramon Lopez…
Comment composes-tu et arranges-tu pour le trio ?
Composer et arranger me demande énormément de temps, car j’ai appris sur le tas. C’est donc très instinctif et du coup assez chaotique : il peut m’arriver d’avoir une idée et de ne l’aboutir que longtemps après… Dans le processus d’écriture, je cherche avant tout à me surprendre moi-même et je me méfie en conséquence comme de la peste des habitudes et des “plans”, même si je n’y échappe pas toujours. C’est une des raisons qui m’amènent à beaucoup utiliser les open-tunings : ça me permet de bouleverser mes habitudes digitales et de jouer des choses dont je n’aurais peut-être pas eu l’idée avec l’accordage standard. Beaucoup de compositions naissent donc d’accidents, comme si l’open-tuning me permettait d’entrouvrir des portes qui m’étaient fermées jusque-là.
Quelle est la part d’écriture et d’improvisation dans la musique du trio ?
Pour moi, dans l’idéal, une improvisation devrait avoir suffisamment de qualités formelles pour donner l’illusion d’avoir été écrite. Inversement, l’écriture devrait être assez ouverte pour garder la fraîcheur de l’improvisation. Un de mes objectifs dans ce trio est donc de brouiller les cartes entre ces différentes façons de fabriquer de la musique : ça me va très bien si on ne peut déterminer si tel ou tel passage est écrit ou improvisé. Je pense en fait que ça ne concerne pas l’auditeur, seul le pouvoir d’évocation de la musique compte, et pas la manière dont elle a été conçue. J’ai réalisé un travail d’écriture assez conséquent pour le premier disque de ce trio avec Bruno et Ramon (« Univers-Solitude », 2018), tout en gardant à l’esprit que j’allais jouer ce répertoire avec deux maîtres de l’improvisation et que certains espaces devaient impérativement rester ouverts.
Comment parviens-tu à concilier les exigences de la guitare acoustique (nuances, subtilités) et l’impact de cette formule avec contrebasse et batterie ?
Il est évident que dans ce type de formule et notamment en raison de la présence de la batterie, on ne peut pas jouer de la même manière qu’en solo ou en duo. De fait, il faut sacrifier une partie de ces subtilités – mais une partie seulement – et jouer avec une plus grande énergie. Cela dit, cela peut-être plus ou moins le cas selon l’endroit ou l’on joue et la qualité de la sonorisation, qui est absolument essentielle pour ce trio acoustique.
Comment gères-tu les dynamiques dans ce contexte ?
Je les gère grosso modo en déplaçant le curseur dynamique de quelques crans et en jouant avec le plus de son et de présence possible, dans les limites que m’imposent l’instrument. Encore une fois, c’est très variable suivant les situations.
Peux-tu nous parler de tes différentes guitares (classiques et autres) et de tes systèmes d’amplification ?
Pour la guitare classique, je suis fidèle à Dominique Field depuis près de 20 ans. En ce moment, je joue sur un instrument qu’il a fabriqué pour moi en 2013. Concernant la guitare folk, je joue exclusivement sur des guitares George Lowden (6 cordes, 12 cordes et baritone). J’amplifie la guitare classique quand je ne peux pas faire autrement – le son naturel est tellement plus beau ! -, donc essentiellement quand je joue en soliste avec un orchestre. J’utilise pour cela le système Schertler Basik avec un ampli AER Classic Compact. Mes guitares folk sont équipées, selon les modèles, de systèmes de pré-amplification L.R. Baggs, Highlander ou Fishman.
Comment passes-tu de la guitare classique à la guitare cordes acier ?
Je ne change strictement rien à ma technique (sauf quand je joue au médiator), par contre je renforce mes ongles.
Changes-tu tes positions de main droite et de main gauche ?
Non.
Peux-tu nous parler du jeu au médiator, que tu utilises sur certains passages ? Comment abordes-tu cette technique ?
Je suis complètement autodidacte en ce qui concerne le médiator. J’ai appris en observant les autres et je n’ai jamais vraiment rationalisé cette technique. Du coup, je pense que j’ai plein de défauts ! J’essaye avant tout de jouer dans la détente, c’est à peu près ma seule boussole, avec mes oreilles bien sûr.
Tu as également recours aux open tunings. Pourquoi et comment les utilises-tu ?
J’ai déjà plus ou moins répondu à cette question : je les utilise pour me détacher de mes repères digitaux habituels, dans l’espoir de trouver de nouvelles idées de phrases, de composition, de nouvelles couleurs harmoniques, etc. Je les ai utilisés sérieusement pour la première fois lors de l’écriture de mon disque « Steady Rollin’ Man », consacré à des arrangements/relectures de Robert Johnson. Une des contraintes que je m’étais fixées, puisque je m’éloignais assez nettement des morceaux d’origine, était de conserver les open-tunings qui leur correspondaient. C’est comme ça que j’ai commencé à les explorer. Dans les disques suivants (“Exercices d’évasion”, “D’autres vallées”), j’ai prolongé cette recherche en improvisant sur de nouveaux open-tunings que je découvrais en direct pendant l’enregistrement.
Tu portes un grand intérêt au blues. Qu’est-ce qui t’attire dans cette forme musicale ?
Je porte en fait un grand intérêt au blues acoustique. Je suis fan de chanteurs folk comme Fred Neil, Tim Hardin, Townes Van Zandt, Bob Dylan, qui viennent tous plus ou moins du blues. Je parle avant tout du blues des origines et de musiciens comme Blind Lemon Jefferson, Charlie (Charley) Patton, Tommy Johnson, Leadbelly, Skip James, Blind Willie Johnson, Sleepy John Estes, qui avec une totale économie de moyens sont capables d’installer des ambiances incroyables, ce qui est une grande leçon pour n’importe quel musicien. Par contre, un certain type de blues plus électrique et instrumental, souvent prétexte à des soli de guitare interminables, ne m’intéresse absolument pas… J’adore en revanche les héritiers du blues que sont par exemple Nick Cave, Jeffrey Lee Pierce ou Tom Waits, qui ont réussi à conserver l’esprit de cette forme musicale en l’emmenant complètement ailleurs.
Tu joues différents types de guitare (classique, folk, baryton…). Tu exclus a priori la guitare électrique ?
J’ai beaucoup joué de guitare électrique, mais depuis une quinzaine d’années, je joue en effet exclusivement les guitares acoustiques. Mon truc, c’est vraiment de donner corps au son sans l’aide de l’électricité. Il y a déjà tant de choses à explorer sur un instrument acoustique… D’autre part, comme je joue quand même pas mal de types de guitare différents et que je navigue en plus entre la guitare classique et les musiques improvisées, je dois m’imposer quelques contraintes pour éviter de partir dans tous les sens…
Pour terminer, quels sont tes prochains projets ?
Mon nouveau CD consacré à Fernando Sor est sorti fin avril. Pour rester dans le style classique, je vais beaucoup jouer cet été un programme de musique italienne avec orchestre à cordes et notamment les 2 premiers concertos pour guitare de Mauro Giuliani, que j’adore. Je suis aussi en train d’écrire le répertoire du prochain disque de mon trio, que l’on doit enregistrer à l’automne 2019.
Site : www.philippe-mouratoglou.com