GIBSON ES-225T / TD
Vilain Petit Canard ou Oiseau Rare ?
C’est cette question qui vint aux lèvres des amateurs de guitare vintage quand ils exhumèrent ce modèle produit en petite quantité de 1950 à 1959, année où il fut retiré du catalogue Gibson à la fin des années quatre-vingts.
Sans doute, dans l’esprit de l’amateur de guitare vintage, cette guitare aura-t-elle longtemps souffert, d’une part, de cette éviction (laissant planer le doute sur le bien fondé de cette création aux yeux même de Gibson) et, d’autre part, de l’erreur d’appréciation commune à tout musicien d’aujourd’hui et d’hier qui, découvrant le modèle, le range sans coup férir – à savoir sans brancher le biniou ! – au rang d’une simple ES-125 cosmétiquement « upgradée ».
Malentendu, contresens et défaut de « starisation » dans les mains d’un guitar-hero de poids, voilà la tragédie qui remisa l’ES-225T à l’ombre poudreuse et grisée des greniers. Pourtant, dans la dynamique qu’était celle de Gibson à la moitié des années cinquante, cette guitare ne fut rien de moins que le laboratoire de l’ES-335 !
Fiche guitaromètrique de l’ES-225T / TD
En gibsonien vernaculaire, « ES-225T » se lit « Electric Spanish $225 Thinline », et « Electric Spanish $225 Thinline Double pickups » si l’on a affaire à une « ES-225TD » à deux micros, le tout accessoirement suivi d’un « N » pour « Natural » avec cette option. Le « T » est ici historiquement très important, puisque cette guitare commercialisée par Gibson en 1950 est la toute première « Hollow Body Electric Guitar » fabriquée à Kalamazoo-Michigan, cela même avant l’apparition de la Byrdland ou bien de l’ES-350T, ce qui en fait déjà en soi une référence. La profondeur de caisse de cette première « thinline » est de 4,9 cm.
Si l’on passe en revue les caractéristiques de sa lutherie, on voit qu’elle ne diffère pas d’autres créations de la marque : un corps en érable laminé ; un manche en acajou ; une largeur au sillet de 43mm ; un diapason de 625 mm (diapason court de Gibson) ; une touche en palissandre de Rio ; une échancrure florentine simple ; un filet unique ; une plaque de protection trois plis ; un « pearl logo » incrusté ; un filet de touche ; des mécaniques Kluxon fermées individuelles à boutons plastiques – ces quatre derniers éléments différant de l’ES-125 – ; un vernis nitrocellulosique avec finition disponible en « Sunburst » ou « Natural » (ES-225TN ou TDN), avec un surcoût pour cette dernière option ; un ou deux micros P90 (à noter que le modèle à un micro reçoit celui-ci à mi-chemin entre le cordier et le bout de touche, comme sur la future ES-330 à un micro) ; le tout livré dans un étui Geib marron « brown tolex & pink line hard shell case » avec intérieur en peluche rose, ce qui vaut d’ailleurs aux étuis de ce type le « nickname » de « california girl » dans le monde des collectionneurs (en d’autres termes : marron dehors et rose à l’intérieur, un «private-joke » du meilleur goût s’il en est). Jusque-là, rien de bien original, mais écoutez voir ce qui suit.
L’ES-225T n’est définitivement pas une « Hollow Body Thin Line » comme les autres de chez Gibson, car c’est une fausse maigre qui cache dans sa caisse une courte poutre en érable massif de 3,5 centimètres et de longueur différente selon le modèle un ou deux micros. Elle est collée sous la table, sous le chevalet-cordier, et court depuis les pieds de celui-ci jusqu’à 20 cm du talon inférieur de l’instrument (cf. photos 1 & 2).
Invisible depuis les ouïes de la guitare, cette pièce d’érable vient rigidifier la table afin de couper la résonance de celle-ci à cet endroit crucial, d’affermir la densité du timbre et d’accroître la longueur de son, tout en réduisant l’effet larsen de façon drastique en comparaison d’une ES-125. Branchée, cette guitare n’a de fait absolument rien à voir avec une ES-125 tant son intonation est précise, sa définition très ciselée, avec un « sustain » sans aucune commune mesure ! Enfin, voilà un micro chevalet P-90 qui ne joue pas « dans la cour », pour reprendre l’expression consacrée aux guitares à caisse dont les micros chevalets amplifient plus d’air que de corde (comme cela peut être souvent le cas avec une ES-330 ou son épigone Casino de chez Epiphone).
Venons-en maintenant au chevalet-cordier de l’ES-225T si particulier et souvent décrié. Il s’agit du fameux « Les Paul Tailpiece » utilisé sur les modèles éponymes de 1952 à 1953, mais aussi monté sur les ES-295 dont la production démarre elle aussi en 1952.
Cette pièce ne fonctionnait guère de façon satisfaisante sur les premières Les Paul puisqu’elle était utilisée à l’envers de sa conception ! A savoir que les cordes censées passées au-dessus du « stud bar » passaient sous celui-ci ! Sur L’ES-295 et l’ES-225T, il est d’une efficacité acoustique et électrique redoutable : la pression du « wrap around » sur la table renforcée par la poutre, additionnée à la tension, et le relais du point d’accroche jusqu’au bas de caisse produisent une dynamique avec des basses nerveuses et des aigus pleins. Ce cordier, réglable en hauteur par ses molettes et en longueur de diapason (grâce aux deux filetages de la fourche de la partie chevalet), fut souvent remplacé par un « tune-o-matic » et un vibrato Bigsby (comme Scotty Moore le fit sur son ES-295), ou par un cordier « diamond trapeze » par certains utilisateurs modernes utilisant des tirants de cordes très légers comparés à ceux disponibles sur le marché durant les années cinquante (un SOL plein et non filé eût alors été une hérésie !). Pour autant, un réglage idoine et une astuce simple de lutherie permettent de conserver les atouts du cordier original afin qu’il ne glisse pas quand la pression des cordes sur la table est insuffisante.
Pour clore le chapitre sur cet élément d’accastillage mémorable, Ted McCarthy en personne rapportait qu’il avait fait déposer le brevet de ce « combined brigde and tailpiece » au nom de Les Paul lui-même, une combine suffisante et nécessaire permettant à la société Gibson de lui reverser ses royalties en toute légalité. Enfin, anecdote délectable s’il en est, quand Seth Lover reçu le 28 juin 1959 son numéro de brevet pour le micro « humbucker » (2,896,491), c’est précisément le numéro de ce brevet du Les Paul Tailpiece (2,737,842) qui fut imprimé sur le « stiker patent » des premiers PAF ! Eh oui, à l’aide de ce stratagème et histoire de perdre la concurrence dans le labyrinthe du bureau des brevets, Ted McCarty trouva ainsi le moyen de distancer les curieux !
CQFD : l’ES-225T est bel et bien un oiseau rare et précieux !
De l’équilibre, la balance de l’instrument, de la combinaison de son corps fin, de son cordier-point d’accroche et, bien entendu, des micros P-90 résulte une guitare qui jette un pont royal entre les guitares amplifiées à caisse entière de chez Gibson et ce que sera le monde plus électrique des ES-335, ES-345, ES-355 (et non l’ES-330, qui était fabriquée sans poutre aucune, quelques très rares modèles « long scale » de la fin des années soixante exceptés). Aussi peut-on considérer aujourd’hui l’ES-225T comme le concept séminal de ces modèles. Elle fut cependant vite boudée par le public quand les ES-335 sortirent avec leurs micros « humbuckers », à un moment où le musicien voulait toujours plus de jus électrique dans sa guitare ! Mais, si l’on me pardonne la maladroite métaphore automobile qui suit, une DS-Citroën conserve bel et bien des points forts en comparaison d’une CX, à savoir qu’elle demeure un véhicule de grande qualité technique et esthétique.
Lorsque le modèle fut arrêté en 1959, d’après les chiffres de l’éminent André Duchossoir, 5220 modèles à un micro étaient sortis d’usine contre 2754 pour le modèle deux micros, dont 542 modèles seulement en finition blonde (le plus convoité aujourd’hui !).
« Dis-moi quelle guitare tu es et je te dirai quoi jouer ! »
Le seul guitariste émérite qui adopta ce modèle en son temps (qui fut court rappelons-le, juste quatre ans) était Nikki Sullivan, aux côtés de Buddy Holly. On le voit ainsi photographié avec sa ES-225TD Sunburst sur le LP de 1958 “The Chirping Crickets”.
Dépassée hier, l’ES-225T n’en reste pas moins une grande guitare pour le Blues, elle excelle dans les Rockabilly et autres Rock’n’Roll, se régale de picking, et c’est enfin aujourd’hui une guitare de jazz résolument moderne pour le musicien qui saura l’envisager comme une « ES-175 Thinline P-90 » rétroactive ! Une guitare transversale dans ses répertoires possibles, qui a aussi l’avantage de bien accepter les pédales, même un gros méchant fuzz !
Sa dernière et récente réédition par la maison Gibson en 2015 ne saurait mentir, elle vient de la demande des musiciens américains qui ont redécouvert et intégré cette guitare dans leur discours contemporain (parmi eux, Jim Compilongo). Le prix d’une ES-225TD d’origine ne cesse de grimper et étonne toujours les novices – qui ne cessent pas d’y voir une ES-125 améliorée ! -, mais fort d’un succès certes tardif (et pourtant très fortement mérité), voilà ce qui arrive à une guitare vintage quand le vintage fricote avec la modernité ! •