Lex Eisenhardt : Italian Guitar Music of the
Seventeenth Century, Battuto and Pizzicato
University of Rochester Press
La guitare dite baroque est souvent considérée comme l’instrument de la musique espagnole (1), mais c’est en Italie que l’on cerne le mieux les éléments de sa naissance et de son développement. C’est ce que nous rappelle d’emblée cet ouvrage en anglais, fruit d’un long travail de recherches dans les sources musicales et théoriques anciennes, les études musicologiques récentes et aussi l’iconographie: plus de 250 pages à l’écriture dense, incluant 30 pages de “foot-notes”, une bibliographie conséquente, un appendice regroupant les textes originaux cités dans le corps du livre, un index et une extension virtuelle vers les exemples audio – une trentaine de plages, parfois avec chant, remplaçant avantageusement l’ajout d’un CD.
La structure générale de l’ouvrage est annoncée ainsi par l’auteur:
“La première partie de ce livre met en lumière le contexte historique de la guitare. La position sociale de l’instrument peut être décrite d’après des sources comme les traités de Vincenzo Giustiniani (1629) et de Pierre Trichet (1640), ainsi que par des témoignages sur les prestations de célèbres chanteurs et instrumentistes. Le journal de Samuel Pepys et la correspondance très instructive et divertissante de Constantin Huygens illustrent la réception mitigée de la guitare dans les cercles cultivés.
Dans la partie centrale, nous portons un regard approfondi sur le rôle de l’instrument dans l’accompagnement de la voix, et aussi sur le développement stylistique du répertoire italien solo.
La partie finale passe en revue les questions théoriques concernant l’encordage et la basse continue, et recueille les indices qui peuvent amener à une meilleure compréhension de cet idiome harmonique particulier, idiosyncratique, qui est rendu encore plus obscur par une notation souvent peu précise. Cette section prend en compte les observations contemporaines sur le répertoire, l’encordage et l’exécution provenant des préfaces de recueils de guitare du XVIIe siècle et d’autres sources pertinentes.”
Il ne s’agit donc pas uniquement d’un traité instrumental, mais d’un ouvrage qui ne laisse rien au hasard et brosse un tableau des diverses situations, tant techniques et artistiques que politiques et sociales. Les questions stylistiques (ornements, techniques de jeu, interprétation des pièces libres, tempi des danses…) n’y sont cependant pas spécifiquement abordées.
La partie visible de l’iceberg
De nombreux ouvrages de la première moitié du XVIIe siècle ne proposent habituellement que des suites d’accords au rythme simple – voire absent – notés en “alfabeto”, parfois accompagnés de paroles mais pas de mélodies, et nous laissent généralement perplexes. L’auteur nous rappelle que nous sommes là, généralement, dans la pratique quasiment non écrite, et que ces suites de lettres de l’alfabeto ne sont rien de plus que “la partie visible de l’iceberg”, “des indications appelant des schémas rythmiques hautement élaborés (dont il n’existe cependant pas d’exemples notés) et une improvisation mélodique recherchée”, entretenant donc un lien virtuel avec les compositions plus élaborées de la même période. L’usage, par les musiciens populaires actuels, des songbooks et des grilles d’accords peut refléter cette pratique ancienne: certains se contenteront du plus pur minimalisme quand d’autres transformeront ce simple matériau à leur manière, parfois flamboyante, et toujours dans le style approprié, qui leur est bien sûr familier.
Dans ce premier chapitre intitulé “The rise of the five-course guitar”, nous voyons que l’instrument est alors apprécié pour ses spécificités rythmiques, son impeccable soutien de la danse et des airs légers, son rôle décoratif et évocateur sur scène (2), mais aussi éludé lorsqu’il s’agit d’aborder des aspects dramatiques aux exigences harmoniques plus précises. Elle est absente, par exemple, de l’instrumentation indiquée pour l’Orfeo de Monteverdi.
La “mauvaise soeur”
En rupture totale avec l’instrument à quatre choeurs du siècle précédent, la guitare qui émerge en Italie au début du XVIIe siècle est une sorte d’outsider ayant son propre système de notation, sa propre technique, et qui semble évoluer dans un monde parallèle. Lex Eisenhart cite fort à propos la préface du recueil de l’espagnol Briceño publié à Paris en 1626, authentique manifeste de revendication identitaire illusoire et d’enfermement artistique à la limite du grotesque. L’amusant texte de Charles Sorel (1644), cité dans l’appendice, expose de façon plus fine les tensions entre le luth et la guitare qu’il appelle – car tous deux sont doués de la parole – sa “mauvaise soeur”. Cependant, les artisans de l’évolution stylistique et technique de la guitare – les Pellegrini, Corbetta, Bartolotti, ou encore Granata – sont à l’oeuvre. Ce dernier sera l’un des rares à proposer de la musique pour “chitarra tiorbata”, et cette citation de l’une de ses préfaces: “Là où l’on vend mes livres, ma voix instruit et mes mains montrent la façon de jouer ces compositions” ne manquera pas de nous laisser quelques regrets. L’an 1692 voit la publication du dernier ouvrage pour guitare, le très intéressant Capricci Armonici de Roncalli.
Mais… nous n’en sommes qu’à la page 35, l’ouvrage ne fait que commencer! L’auteur va maintenant aborder avec précision de nombreux points concernant le difficile destin des guitaristes et de leur répertoire, leur relation au théâtre et à la danse, les répercussions de leur art dans les pays étrangers, citations et iconographie à l’appui.
Un instrument d’accompagnement
Le chapitre trois est dédié à ce qui fut, et reste finalement le rôle prépondérant de la guitare: l’accompagnement. La première discussion porte sur l’utilisation réelle de l’alfabeto lorsqu’il surmonte ces recueils d’airs qui, cette fois, proposent le texte mais aussi la ligne mélodique vocale, ainsi que la basse pour l’accompagnement réalisé, par exemple, “nel Clavicordo, Chitarone, Arpa doppia” (Marc’Antonio Aldigatti, 1627). Curieusement, les accords de la guitare ne sont pas toujours en accord avec l’harmonie réelle – ce que Castaldi fera remarquer – et des soupçons sur un objectif bassement commercial pèsent même sur cette pratique éditoriale. Cependant, des auteurs comme Biagio Marini l’abordent avec plus de sérieux, proposant des symboles additionnels pour enrichir le vocabulaire harmonique du guitariste. Ce copieux chapitre analyse en profondeur le rôle de la guitare dans l’accompagnement vocal, mais aussi instrumental, retrace la chronologie de l’alfabeto et de son abandon, marqué par l’arrivée d’instructions pour réaliser l’accompagnement à partir de la clef de fa et de ses chiffrages, instructions que l’on trouvera incluses dans nombre de recueils de pièces solo, et qui pourront même être le sujet d’un ouvrage entier – en l’occurrence celui du compositeur violoniste et guitariste Nicola Matteis (1680). Ce sujet des accords à la guitare sera repris au chapitre 7, où un degré supérieur de subtilité sera exposé: pour des raisons de contrepoint, d’enrichissement harmonique, voire même de facilité ou d’opportunisme technique, l’alfabeto de base se verra enrichi, nécessitant alors soit des aménagements à ses symboles (ajout d’une barre, d’une croix) soit le recours à la tablature standard – parfois les deux. Le peu connu manuscrit de Pedruil (c. 1614) en donne des exemples frappants, ici mis en parallèle avec un passage d’une Toccata de Kapsberger (1611), dont on trouvera encore l’écho chez Foscarini. C’est l’alliance des contraintes et des possibilités instrumentales qui donne naissance à ce langage particulier, savant mélange de style ambiant et de parti-pris idiomatiques, sorte de revanche de la guitare sur le reste du monde instrumental qui se laissera d’ailleurs parfois influencer par ses charmes bizarres (notamment les luthistes et les clavecinistes. Dans un contexte plus récent, voir comment la guitare flamenca, hautement idiomatique, inspira Albeniz, Falla ou Ohana.)
La notation de Corbetta, spécialement dans son recueil de 1671, offre souvent des contradictions, et de déroutantes situations dissonantes sur lesquelles Lex Eisenhardt s’est penché avec sérieux, a avancé des propositions sensées, pour conclure avec objectivité qu’avec quelque règle que ce soit, “de nombreuses situations ne peuvent être expliquées de façon satisfaisante”. Il nous incite donc à y réfléchir aussi, aidés en cela par les exemples gravés (3) et la référence aux extraits audio.
Au sous-chapitre “Chitarra Flamenca?”, la tendance actuelle consistant à inoculer dans la musique pour guitare baroque des éléments stylistiques probablement apparus quelques deux siècles plus tard est remise en question avec justesse.
Le répertoire solo italien et l’influence française
Le chapitre 4 aborde le répertoire solo italien de cette “Chitarra Spagnuola”. Il souligne avec justesse que son répertoire écrit est, dans la péninsule ibérique, quasi inexistant avant la publication de Gaspar Sanz (1674), et que ce guitariste favorisera le jeu en punteado plutôt qu’en accords battus, tout comme le feront ses compatriotes Ribayaz, Guerau ou Murcia. Voilà qui bouscule les idées reçues ! (4)
En Italie, par contre, les publications nombreuses et variées constituent une précieuse mémoire. En 1606, Montesardo présente un système, certes ingénieux mais obligatoirement limité, qui permet de se passer de la lecture sur portée comme sur tablature. Mais les éléments manquants – barres de mesures, indications rythmiques, précision sur le doigté, petits mouvements mélodiques dans les accords – s’insinueront au fur et à mesure chez les auteurs suivants pour aboutir à une notation qui en synthétise l’ensemble – soit une tablature finalement plus complexe à lire que celle dont on était censés se libérer au départ! Si le répertoire porte bien l’empreinte italienne (Toccatas, Sinfonias, Ricercatas, Balli et Balletti) et présente des liens avec celui des Piccinini et Kapsberger (5), l’influence française va bientôt s’y insinuer. Foscarini (qui était aussi luthiste, et avait fréquenté différentes cours) inclut une courante de Gautier dans ses tablatures de guitare, Corbetta a publié ses derniers recueils en France, essayant de se glisser dans le style ambiant, Bartolotti n’emploie que le français dans les titres de son second livre dont la musique rappelle intensément celle de ce qui deviendra son pays d’adoption. Dernière publication italienne connue, celle de Roncalli (1692) ne proposera que des suites de danses reproduisant assez fidèlement les structures françaises.
Contrepoint et basse continue
L’approche de Lex Eisenhardt n’est pas, rappelons-le, uniquement descriptive, elle est aussi analytique. Plutôt que de donner des avis péremptoires et subjectifs – il en balaie d’ailleurs quelques-uns au passage – il préfère poser les questions, admettre que parfois “il ne semble pas y avoir de réponse-type”, et donner des pistes, des éléments de solutions par l’intermédiaire d’exemples appropriés – preuve du sérieux et de l’intégrité de sa démarche. Dans ce chapitre dédié au répertoire solo, il aborde aussi en détails la question du contrepoint dans l’écriture de la musique pour guitare baroque, et de ses fameux renversements d’accords et autres sauts d’octave inattendus qui lui sont – ou plutôt seraient – propres. Il ne faut pas croire que le sujet était ignoré, à l’époque: pour preuve, le traité de Doizi de Velasco propose différentes solutions permettant de respecter la position de l’accord au lieu de laisser le hasard des doigtés en décider. Bartolotti, aussi, fera des efforts dans ce sens aussi bien dans sa notation des battues dans les lignes de la tablature que par l’introduction de “lettere tagliate” – lettres de l’alfabeto barrées d’un trait désignant des positions où l’on omettra de jouer le cinquième choeur et – par là même – un second renversement. Et l’auteur de souligner que si la croix, représentant l’accord de Mi mineur, n’est pas proposée dans une version “tagliate” comme le F, ou Mi majeur, c’est qu’il eut été assez irrespectueux de barrer ce qui, de toute évidence, était un symbole religieux de premier ordre.
Pour ne rien laisser au hasard, il examine aussi les différentes propositions de réalisation du continuo à la guitare, et pas seulement en Italie. Analysées en détails, les instructions, fréquemment incluses dans les recueils de pièces, révèlent ainsi la conscience de chaque auteur par rapport à l’écriture musicale. Il s’y dégage des constantes, des positions claires, et d’autres plus troublantes. Lex Eisenhardt fait remarquer que “les traités existants représentent tous les degrés de l’accompagnement à la guitare, du plus élémentaire jeu en accords à la plus rigoureuse approche contrapuntique”, et nous découvrons que c’est Henri Grénerin – par ailleurs théorbiste et continuiste de profession – qui propose une réalisation de la basse irréprochable, alors que paradoxalement ses compositions manquent de rigueur autant que de saveur. Cette section a donc bien sa place dans le chapitre consacré au répertoire solo, mais elle peut aussi compléter celui sur l’accompagnement.
L’encordage de l’instrument
Enfin arrive le chapitre sur le sujet épineux de l’encordage de l’instrument. La chose est bien connue maintenant, les deux derniers choeurs de l’instrument peuvent recevoir chacun deux bourdons, deux cordes à l’octave l’une de l’autre, deux cordes à l’octave aiguë, ou bien deux cordes aiguës au cinquième choeur et deux cordes à l’octave au quatrième. Avec éventuellement la possibilité, quoi que sporadiquement usitée, d’une octave aiguë au troisième choeur. Certains guitaristes indiquent leur choix, et d’autres pas. Trois à quatre siècles plus tard, la situation n’est pas des plus confortables.
Actuellement, le quatrième encordage ci-dessus, maintenant appelé “français”, est le plus couramment adopté, plus comme une arbitraire solution médiane que comme un choix raisonné.
Une autre particularité de l’instrument réside dans la disposition, inverse par rapport à la tradition luthistique, des cordes à l’octave: c’est la plus aiguë qui se présente en premier pour le jeu du pouce. Aux différentes instructions sur le sujet, Lex Eisenhardt ajoute deux précieux témoignages picturaux qui montrent cet état de fait sans ambiguité. La genèse et les raisons de cette pratique restent cependant obscures, et encore sujettes aux conjectures.
Certaines conclusions hâtives sur ce délicat sujet de l’encordage de la guitare ne résistent pas à l’analyse rigoureuse des textes, des “tuning charts” et du contenu des oeuvres effectuée ici. En comprenant mieux la situation, grâce à la matière qui nous est délivrée, on sera plus à même de faire des choix objectifs, bien adaptés à ses options de jeu et de choix spatio-temporel du répertoire.
Lex Eisenhardt avait déjà abordé la question dans un article (6) dont le titre faisait référence à la locution “como ordinario” utilisée par Sanz à propos de l’encordage avec deux choeurs doublés à l’octave pratiqué en Espagne, détail d’importance généralement occulté au profit de ses déclarations sur les qualités de l’encordage sans bourdons. Ce fameux texte (7), considéré ici avec objectivité et à la lumière des autres données du problème, révèle finalement quelques faiblesses insoupçonnées. La même rigueur est appliquée aux différentes références – passées et actuelles – à l’encordage “français”, et nous en apporte ainsi une vision plus juste.
Conclusion
Après cette considérable somme d’informations, le chapitre conclusif arrive fort à propos: les questions importantes, les principales observations, les solutions envisagées qui émaillèrent les 170 pages maintenant parcourues y sont résumées avec clarté et concision. Ce chapitre pourrait d’ailleurs aussi bien être lu dès le départ, tel un synopsis, donnant une vision synthétique de ce qui sera développé au fil de l’ouvrage.
Lex Eisenhardt cumule deux fonctions qui se complètent et ne devraient jamais être dissociées, celles de chercheur et de musicien expérimentés. Saluons le profond travail d’analyse, d’investigation et de réflexion qu’il nous livre ici. Rédigé avec objectivité et précision, son excellent ouvrage est une étape importante dans la recherche musicale et mérite une place de choix dans votre bibliothèque – mais surtout hors de celle-ci, pour de fréquentes consultations.
Gérard Rebours
Notes
(1) D’après Doizi de Velasco, c’est à Espinel que revient l’ajout d’un cinquième choeur à la guitare, “y por estas raçones la llamã justamente en Italia, Guitarra española”. (Nuevo Modo de Cifra, c. 1640, p.2)
(2) Tout comme il sera en France l’instrument des personnages exotiques dans les ouvrages scéniques des années 1650. Lex Eisenhardt fait référence à l’article “The Baroque Guitar in France“, disponible sur mon site web.
(3) Attention, cependant, une petite coquille s’est glissée aux exemples 7.22 b et c (disparition du signe du tremblement à chaque accord de cinq notes) et aussi au 5.22, où l’accord devrait être 0233 et non 0232.
(4) Un peu plus loin, ce sera au tour de la filiation pédagogique entre Corbetta et De Visée – née de l’imagination de Fétis, et enjolivée ensuite jusque dans les plus récentes productions discographiques – d’être enfin considérée comme peu probable.
(5) Auquel Valdambrini se réfère dans les préfaces de ses deux publications (1646 et 1647) et qui, nous l’apprenons à la note 48 de ce chapitre, a publié une Intavolatura di chitarra spagnola spizzicata hélas introuvable.
(6) “Bourdons as usual” in The Lute 47 (Sept. 2010)
(7) Que l’on trouve en version originale, parmi la petite vingtaine d’autres, dans l’appendice, p.192.