Hommage à Matanya Ophee
MATANYA OPHEE is dead. MATANYA OPHEE est mort. Nous nous étions souvent rencontrés, les premières fois dans les années 80 : il passait presque chaque année à Paris (étant pilote de long-courriers), où il ne manquait pas de me téléphoner pour prendre rendez-vous, afin que je lui apportasse des exemplaires de mes disques qu’il revendait ou distribuait aux USA. Je lui savais gré de sa fidélité sourcilleuse.
Passionnant destin que le sien. Il m’avait raconté avoir commencé sa carrière comme pilote de guerre en Israël, où il était né en juin 1932. Puis pilote de ligne, notamment pour les liaisons avec l’URSS (son épouse est russe) – pays dont il parlait remarquablement la langue, tout comme le Français et d’autres langues. Ces voyages en tant que pilote lui permettaient de se rendre souvent dans le pays de la guitare à 7 cordes, et ainsi d’exhumer et de rassembler les oeuvres pour guitare de quantité de compositeurs russes, particulièrement du 19e siècle, qu’il édita dans sa maison d’édition à Boston puis à Columbus, Ohio : les éditions Orphée.
Lors d’une tournée américaine que je faisais au début des années 2000, et peut-être aussi parce que j’avais souvent joué en Russie, il m’invita à résider quelques jours chez lui dans une banlieue cossue de Columbus, sur Stonygate lane, où il me présenta nombre d’oeuvres par moi ignorées, de toutes provenances, mais toujours principalement russes. Il possédait des originaux de Sor si je me souviens bien, dont il relevait bien la stratégie de la méthode dans le milieu guitaristique parisien du début du 19e.
J’avais particulièrement apprécié l’originalité d’une de ses découvertes, Alexander Knaifel, né en 1948 je crois (“A silly horse”, pour soprano et guitare) et bien sûr les 2 volumes de la méthode de Richard Pick qu’il m’avait offerts et qui trônent toujours sur mon pupitre. Plusieurs concerti d’auteurs russes pour guitare et orchestre attendent toujours dans son catalogue qu’on les rejoue.
Sa relation avec la France était sentimentalement importante, puisqu’il avait passé une partie de sa jeunesse à Paris où, me racontait-il en le fredonnant encore par coeur, il chantait du Brassens dans la rue.
J’aimais l’appeler “le Sherlock Holmes de la guitare”, ce qui l’amusait à moitié, tant l’intéressait de dénicher des anecdotes historiques dans l’histoire de la guitare, et de soulever de retentissantes polémiques musicologiques en argumentant par exemple que Tarrega ou Villa-Lobos n’étaient pas toujours les auteurs de certaines oeuvres éditées sous leur nom. Je ne savais trancher, bien sûr, n’étant pas très versé sur ces questions, mais j’admirais sa pugnacité. On lui doit la résurgence du compositeur et guitariste capitaine d’Empire François de Fossa, notamment.
Mantanya Ophee était une personnalité riche, controversée, indépendante – sa vie est un roman -, d’une culture minutieuse, et qui s’inscrira tout naturellement dans l’histoire de la guitare. L’immensité et la rareté de son catalogue sont toujours distribuées par la Theodore Press Company. C’est évidemment un vide qui s’ouvre dans le monde de la guitare, à laquelle il s’était tôt dévoué, un grand vide comme celui causé par un dinosaure qui s’éteint. Il s’est assez souvent raconté pour qu’on ne perde pas trop la matière d’un destin sans pareil, mais pas suffisamment peut-être pour qu’on en saisisse toute la saveur et l’originalité foncière. Adieu Matanya.
Arnaud Dumond